Un crime de ce monsieur : du glissement sémantique considéré comme un des beaux-arts.
Derrière ce titre étrange, le Carré Bodoni expose du 9 avril au 4 juin 2011 une série « noire » de 16 photographies de Jean-Pierre Viguié, ainsi que la collection imaginaire des 16 livres virtuels que ces photographies ont inspirée.
Jean-Pierre Viguié, photographe, a sélectionné 16 images en noir et blanc dans ses archives, il a imaginé un titre pour chacune, puis il a confié le tout à un de ses amis écrivain, Luc Delasnerie, qui à son tour a inventé sans contrainte les 16 histoires, noires, très noires, que lui suggéraient ces photographies. Puis, Marie Gastaut, graphiste du monde de l’édition, a créé la charte graphique d’une collection imaginaire de romans
Des livres virtuels ? Pas tout à fait : un imprimeur a été chargé ensuite de réaliser les 16 livres rares de la collection, à feuilleter au Carré Bodoni.
Quelle est l’origine du projet ?
C'est un projet dont j'ai eu l'idée il y a une dizaine d'années. La rencontre avec Olivier Pagès du Carré Bodoni, qui est comme moi un amoureux des livres et de la photographie, l'a fait remonter à la surface.
La série originale de 16 photos que j’ai sélectionnées est constituée uniquement de photographies argentiques en noir et blanc réalisées entre 1995 et 2003
Il n’y a pas de rapport thématique entre ces photos. Leur seul lien, c’est qu’elles me plaisent pour des raisons affectives, chacune d’elles est représentative de ce qui me touche le plus quand je fais de la photographie qui est d'ordre émotionnel.
Je les ai rassemblées et puis je les étalées devant moi et l’idée d’une expérience m’est venue, une sorte de cadavre exquis à la fois ludique et sérieux. J’ai donné un titre à chacune, spontanément, très vite, comme de l’écriture automatique.
Les titres qui me sont venus à l’esprit évoquaient des titres de romans noirs, des années 1950 ou 1960. Je me suis dit que ça pourrait ressembler à une collection de livres. Et comme je suis un grand lecteur, je me suis interrogé : finalement, qu’est-ce qui me séduit dans un livre quand je suis dans une librairie ? C’est le style de la couverture, le nom de l'auteur bien sûr, mais aussi le texte de la quatrième, qui est comme une promesse du plaisir que je vais prendre à la lecture. D’où l’idée de faire écrire des textes par un ami écrivain, Luc Delasnerie, pour accompagner les photos et les titres. J’ai procédé très simplement, en lui donnant toute liberté : il avait juste une contrainte de volume, faire court. Sinon, il pouvait faire ce que bon lui semblait.
Vous avez donc entrepris un travail de collaboration, comme un réalisateur de films ?
Dans mon travail photographique je revendique la qualité d'auteur mais il se trouve que j’ai toujours aimé le travail avec d’autres. Même si j’ai le dernier mot, et que le projet m’appartient, je vais le signer de mon nom J’aime l’intelligence collective. Dans ce projet, ma place est proche de la mise en scène de cinéma, mais le mot éditeur me va bien. C’est d’ailleurs le mot que les anglo-saxons utilisent pour le monteur du film celui qui rassemble et choisit. L’auteur des textes et la graphiste seront crédités bien entendu, un peu comme dans un générique de film. Cela dit, ça m’amuse, mais je reste photographe. C’est toujours à l’imaginaire des spectateurs que je m’adresse. J'aurais pu ou je pourrais pousser le jeu encore plus loin, ce serait peut-être amusant de demander à des critiques littéraires d’écrire sur ces livres uniquement à partir des jaquettes...
Vous semblez entretenir un rapport particulier avec le livre ou les photos imprimées
Oui. Je me souviens avoir découvert enfant la photographie en feuilletant des livres ou des magazines, pas dans des expositions. Pour moi, la place la plus légitime pour la photographie, c’est dans les livres, les magazines ou les journaux. Dans ce qui circule, se prête ou se donne. Mettre des photos sur les murs, je comprends qu’on ait envie de le faire quand il s’agit d’épingler ses photos de vacances ou celle de son petit ami, mais la photographie dans un cadre, celle qui se hausse du col et qui dit « je suis de l’art » comme la peinture, celle-là, pour moi, n’est pas à la bonne place. Elle existe et j’en vends, mais elle appartient au XIXème siècle.
Le choix du Noir et Blanc , c'est l'univers des films ou des romans noirs, des histoires policières...
Le noir et blanc convient mieux à ma manière de regarder le monde quand j’ai un appareil entre les mains. J’ai toujours associé la photo en noir et blanc à l’écriture : le noir de l’encre et le blanc du papier permettent d’exprimer toutes une gamme de gris, de sentiments et d’émotions. J’ai pratiquement toujours un appareil photo sur moi, comme d’autres ont un carnet de notes, pour fixer sur un support quelque chose de fugitif.
Toutes mes photos ont été prises dans un monde en couleur. Le sujet était en couleur. Le noir et blanc permet de ne retenir que l’essentiel : l'émotion, la lumière, le personnage, le cadre. Je fais chaque semaine des milliards de photographies sans appareil photo. Je visualise ce que je vois en gamme de gris, en contrastes. C'est presque comme un exercice auquel je m'astreins, une pratique quotidienne, une forme de gymnastique douce et mentale, parfois immobile, comme ces vieux asiatiques qui pratiquent le Tai Chui Chuan dans les parcs.
Cependant les images de votre série ne sont pas très sereines ...
Au moment de la prise de vue, quand j’appuie sur le déclencheur, ça se passe très souvent de la manière suivante : je suis dans un endroit qui me plait, ça peut être des circonstances familiales, personnelles ou professionnelles qui m’y ont amené. À un moment m’apparaît un « décor » qui pour moi devient un cadre. Ma manière de faire, dans ces situations, c’est d’attendre. J’attends que quelque chose se passe dans ce décor que j’ai parfaitement isolé, et que ce quelque chose me raconte l’histoire que moi je me raconte quand je regarde ce décor. C’est une sorte de projection mentale à base de réel. Je n’ai jamais jusqu’à ce jour demandé à qui que se soit de se mettre comme-ci ou comme-ça dans la lumière. C’est le hasard qui, soudain me projette une histoire, dans une fiction. Il y a cette dimension depuis toujours : mes photos, ce sont les indices des histoires que se raconte le badaud je suis . C’est assez enfantin comme attitude. Je peux passer des heures sur un carrefour, sans appareil photo, à regarder les gens passer et à me raconter l’histoire de leur vie, de la cuisine dans laquelle ils vont aller préparer leur repas, comment ils vont s’engueuler ou pas, et se réconcilier peut-être. Ce sont des fictions dont la littérature est pleine. Des gens qui se croisent, qui se parlent, qui se déchirent, qui se ratent ou s'évitent… C’est ça que je vois dans le monde.
Je ne fais pas de la photographie documentaire. J’essaie même, dans les photos que je sélectionne et que je montre, de ne garder que celles qui pourraient avoir été prises il y a 15 ans ou qui pourraient l’être dans 15 ans. Elles sont d’une certaine manière hors du temps : quand on les regarde, on peut sans doute voir comment vivent les humains du XXème siècle, mais pas précisément ceux de 1992 ou de l’an 2000. Ce n’est pas mon sujet.
Vous avez pourtant longtemps travaillé l’actualité, les informations ou les documentaires pour la télévision ...
Oui,je suis donc bien placé pour savoir qu’une image juste, ça n’existe pas. C’est juste une image comme disait un certain Jean-Luc Godard . C’est très important. Une photo, ce n’est jamais la vérité. Ce qui importe, c’est le contexte, ce qu’on raconte à côté. Il y a des photos iconiques. Si on pense sort des juifs pendant la seconde guerre mondiale, il y a plein de gens qui vont penser à cette image très connue de ce petit garçon avec sa casquette, les bras levés face à un soldat qui le met en joue. C’est une icône. Une photo qui raconte beaucoup plus que ce qu’elle montre. D’ailleurs, en français, le texte qui accompagne la photo, on appelle ça une légende,
Au final, pour un photographe quel est l'enjeu de cette expérience ?
D'une certaine manière je voulais mettre mes photographies à l'épreuve, leur faire subir un traitement “iconoclaste”, les faire passer de main en main, d'oeil en oeil, d'imaginaire en imaginaire, de leur faire faire des glissades sémantiques...C’était aussi une manière de les assumer pleinement comme des fragments de fiction et de partager ça avec d'autres. Ce qui m’amuse, c’est de voir comment une photo se transforme quand on lui associe un titre et des mots. Car mes photos, finalement, se transforment visuellement en autre chose. C'est un peu immodeste, mais je me suis dit que si mes images pouvaient résister à cet exercice, si elles tenaient le choc, si elle elles survivaient à cette mise à l’épreuve, si elles ne devenaient pas de simples illustrations, alors peut-être avaient-elles quelques qualités.
Propos recueillis par Thomas Doustaly.